Le 28 décembre 2022
Cet article a initialement été publié par Radio-Canada le 23 décembre 2022.
Par Jérôme Gill-Couture, journaliste de la SRC.
Kitāskwēw, pihtikwahēw! Il lance, et compte! Depuis quelques années déjà, le réseau de télévision des peuples autochtones (APTN) présente, en langue crie, des matchs du samedi soir de Hockey Night in Canada. La présentation du sport national n’est toutefois qu’un prétexte, éclipsé par l’importance d’une telle diffusion pour la valorisation des langues autochtones.
La description des matchs permet de « célébrer la langue crie, mais aussi de mettre de l’avant et de protéger les langues autochtones du Canada », explique Mike Omelus, le directeur exécutif du contenu et de la stratégie d’APTN.
La chaîne de télévision, qui par sa création en 1999 est devenue le premier réseau national de télévision autochtone au monde, présente ainsi environ cinq matchs par saison à partir d’un studio spécialement conçu, situé dans sa maison mère de Winnipeg.
L’idée de ce genre de description a commencé à germer lors des Jeux olympiques de Vancouver en 2010, durant lesquels certains événements ont été décrits en langue autochtone par APTN.
Le choix s’est ensuite naturellement arrêté sur le hockey, en raison de l’importance que revêt ce sport pour les populations autochtones, ainsi que pour le Canada dans son ensemble.
Pour plusieurs jeunes ayant fréquenté les pensionnats, le hockey fut, durant cette période de leur vie, la seule source de joie. Certains d’entre eux témoignent d’ailleurs « que c’est ce qui les gardait en vie », ajoute M. Omelus.
« Ils se sont fait empêcher de parler leur langue, de pratiquer leur culture, alors on ressent [chez eux] beaucoup d’émotions associées au fait d’entendre leur langue parlée sur un réseau de télévision national. » — Mike Omelus, directeur exécutif du contenu et de la stratégie d’APTN
Le projet aura mis près de 10 ans à se concrétiser, en raison de l’étendue des aspects à considérer, allant de la négociation des droits de diffusion à la mise en place d’une équipe passionnée et compétente pour animer le tout.
Ce dernier aspect fut fondamental, puisque les descripteurs d’expérience s’exprimant parfaitement en cri sont rares. Le choix s’est arrêté sur Clarence Iron, qui avait décrit des matchs de hockey, principalement à la radio et en anglais, durant plus de 10 ans.
Enrichir la langue par le hockey
Clarence Iron, descripteur des matchs de la soirée du hockey en langue crie, présentée par APTN.
« Mon rêve de décrire des matchs de la LNH se réalise, mais jamais je n’aurais cru pouvoir le faire un jour en cri », a expliqué Clarence Iron en entrevue avec Espaces autochtones.
« J’ai commencé à décrire des matchs avec des amis, pour m’amuser, au pensionnat. J’écoutais Dany Gallivan et Foster Hewitt, de la Soirée du hockey, en essayant de les imiter. J’ai pu développer mon propre style à partir de cela. »
Foster Hewitt est même à l’origine de la création de la mythique phrase He shoots, he scores! (Il lance et compte!) qui est aujourd’hui reprise un peu partout à travers le monde, en différentes langues. Ces personnalités célèbres du monde du hockey sont parmi celles qui ont pratiquement inventé le métier de descripteur de hockey à la télévision. Comme l’ont fait René Lecavalier, Richard Garneau et Lionel Duval en français.
Comme ces pionniers de la télédiffusion du hockey, Clarence Iron a dû, parfois avec l’aide d’une équipe « d’experts » en langue crie, trouver des manières de traduire dans sa langue des réalités spécifiques au hockey moderne.
« Certaines choses étaient plus difficiles à décrire, comme le concept de zones offensives, défensives et neutres, mais j’y suis finalement arrivé. Pour les lignes rouges et bleues, j’utilise le mot tipahaskân (frontière) et pour l’intérieur de celles-ci, j’utilise des termes qui signifient « territoire » ou « maison ». »
Les langues algonquiennes étant essentiellement descriptives, il devient parfois complexe de trouver une manière efficace de dire les choses.
Pour parler d’un but de hockey, par exemple, il dira : Ayapiy wâskâ waskanikan, qui signifierait littéralement « il y a un filet de pêche autour d’une cage en métal ».
Ce genre de « résolution de problèmes » permet de faire évoluer le cri, l’une des langues autochtones les plus parlées au pays (avec un peu moins de 100 000 locuteurs), mais qui demeure menacée, à l’instar de la quasi-totalité des 60 langues autochtones du Canada, selon Patrimoine canadien et l’UNESCO.
Clarence Iron a espoir, cependant, que la diffusion des matchs de la LNH en langue crie inspirera des jeunes et moins jeunes de partout au pays à utiliser ou à apprendre leurs langues autochtones respectives.
En ce sens, entre les périodes, le panel fait davantage que d’analyser la partie de hockey en cours. Il y va également de capsules éducatives sur la langue crie, s’arrimant ainsi à la mission première d’APTN qui, comme le rappelle Mike Omelus, « n’est pas une chaîne de télévision sportive ».
Jason Chamakese, un musicien et enseignant, qui agit pour la promotion de la langue crie.
C’est, entre autres, la raison de la présence au sein du panel de Jason Chamakese, dont le rôle est identifié par APTN comme « promoteur de la langue crie ». Musicien et enseignant, il travaille depuis longtemps à « faire vivre la langue crie ».
Pour la diffusion des matchs de hockey, c’est le cri des plaines qui a été retenu, étant celui qui représente le mieux la région de Winnipeg, où est basé APTN.
Selon Clarence Iron, cependant, les locuteurs cris qui parlent différents dialectes, comme l’odjibwé-cri (Ontario et Manitoba) et le cri de l’est (Nord-du-Québec), pourraient comprendre, puisque « les mots importants ressortent et permettent de saisir l’essentiel ».
Il croit également qu’il serait possible à des gens qui parlent une autre langue faisant partie de la grande famille des langues algonquiennes de comprendre ce qui se passe, « puisque certains mots présentent des similitudes évidentes ».
Par exemple, le mot Ayapiy mentionné plus tôt (filet) en cri des plaines pourrait se dire de manières très proches Aripi en atikamekw et Anapi en innu-aimun, deux autres langues algonquiennes parlées au Québec.
Pousser plus loin le concept
Questionné par Espaces autochtones à savoir jusqu’où ce concept de descriptions de matchs pourrait être amené par APTN, Mike Omelus a souligné que le plan « ne serait pas nécessairement de diffuser plus de matchs, mais plutôt de le faire en différentes langues ».
« Nous avons, à APTN, différents flux de télévision, qui vont au nord, à l’est et à l’ouest. Ce serait vraiment génial de pouvoir diffuser en même temps du contenu distinct, dans les langues autochtones qui sont les plus parlées selon les régions. » — Mike Omelus, directeur exécutif du contenu et de la stratégie d’APTN
« Peut-être même qu’un jour, nous pourrions présenter en langue autochtone des matchs de crosse qui, faut-il le rappeler, est un sport inventé par les Premières Nations ».
« On veut aider le plus de communautés possible dans le processus de revitalisation de leurs langues. On peut voir sur le visage des gens la fierté associée au fait qu’une tribune soit offerte à leur langue et à leur culture », ajoute-t-il.
Il convient de rappeler que nous sommes actuellement au début de la Décennie internationale des langues autochtones, lancée par l’UNESCO, qui s’étalera de 2022 à 2032.
Comme en témoignent de multiples rapports sur le sujet, beaucoup de chemin reste à parcourir pour atteindre « les objectifs de préservation, de revitalisation et de soutien des langues autochtones » soulignés par l’UNESCO, mais leur normalisation à travers des événements ludiques et rassembleurs, tels que les matchs de hockey au Canada, contribue à emprunter la voie souhaitée.